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Still
Life de Jia Zhangke Erik Bordeleau
Cet article se
veut une sorte de méditation sur l’immobilité (stillness),
ou plus précisément, sur la puissance d’arrêt qui caractérise Still Life (2006), puissance qui se profile à la frontière du
réel et de l’imaginaire, du temps et de l’histoire, du documentaire
et de la fiction, et ultimement, du politique et de la « vie ». On se
contente souvent de parler du réalisme des films de Jia Zhangke, de
leur esthétique quasi-documentaire, et de là d’en déduire leur
pertinence politique. Mais si Still Life est effectivement un
film « politique », ce n’est pas seulement en vertu du fait qu’il
s’emploie à témoigner d’une Chine en pleine mutation. Sur le seuil
de l’éthique et du politique, il s’agira dans cet article d’aborder
quelque chose comme le geste filmique fondamental de Jia, sa manière
propre d’intervenir dans le réel et de lier inextricablement les
plans macro et micropolitiques. Une question donc : comment penser la
teneur éthico-politique des interventions filmiques de Jia Zhangke? Deux passages
de l’œuvre d’Agamben préfigurent notre horizon d’analyse. Dans
le texte « L’auteur comme geste » d’abord, il précise le rapport
entre geste et éthique en ces termes :
D’autre part,
dans ses « Notes sur le geste », Agamben établit un rapport direct
entre geste et cinéma: « Ayant pour centre le geste et non l’image,
le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique
(et non pas simplement à l’ordre esthétique). »2 Parce
que le cinéma de Jia Zhangke se démarque par un souci exceptionnel
de se fondre aux mondes qu’il cadre, ou encore, parce que de toute
évidence, il ne cherche pas à « fendre les crânes » comme l’aurait
souhaité Eisenstein. Tout le défi de notre analyse consistera à s’approcher
au plus près du point où le geste filmique de Jia et les gestes effectivement
filmés deviennent indiscernables. Jia Zhangke est un intercesseur,
peut-être le plus grand intercesseur vivant du monde chinois; il nous
revient dès lors de mettre en évidence les transformations qualitatives
du monde que chacun de ses gestes d’intercession favorise, assume
et supporte. Still Life,
peut-être mieux que nulle autre œuvre du cinéma chinois contemporain,
nous offre une occasion unique de méditer sur cette fonction d’intercession
dans un contexte d’extrême mutation socio-économique et de destruction
massive des écosystèmes et des habitats humains. Dans Still Life,
le geste d’intercession se constitue ultimement comme plongée dans
le chas du ? (chai, démolition), c’est-à-dire,
comme passage sur la ligne même du processus de démolition dont le
caractère chai représente à la fois l’annonce et la figuration.
Inversement, nous dirons de chai (et d’autres éléments que nous rencontrerons dans notre analyse)
qu’il s’interpole dans le déroulement du film, opérant
une interruption imaginale en laquelle réside, en dernière
analyse, la puissance d’arrêt de Still Life. Intercession et
interpolation constituent les deux concepts directeurs à partir
desquels nous essaierons de penser le geste filmique de Jia. Le premier
s’inscrit dans une pensée du devenir et constitue un passage obligé
par ce que Deleuze appelle le « peuple à venir »; le second n’est
intelligible qu’à partir d’une conception forte de l’imagination
comme faculté proprement humaine et s’assimile à l’opération
du montage.3 D’un côté donc, un élan irrésistible,
le passage d’un devenir; de l’autre, le montage et ses coupures
temporelles. Mais cette opposition de principe n’empêche pas que
ces deux concepts visent essentiellement la même chose, c’est-à-dire
l’inter ou l’entre des choses – ils abordent le
monde « par le milieu ». D’autre part, ils se rapportent tout deux
à un mouvement qui s’inscrit sur un plan d’immanence et qui va
du singulier au singulier, selon une logique dite analogique ou paradigmatique,
traçant des constellations exemplaires qui peuvent être conçues
comme autant d’itinéraires virtuels ou passages pour la communauté
qui vient.4 Mais pour qu’une constellation puisse se former,
il faut que le présent s’immobilise. C’est cette pensée qui nous
occupera dans les pages qui suivent. Finalement, parce
qu’il se tient au plus près du processus de démolition engendré
par la construction du barrage des Trois Gorges, Still Life se
présente comme une pratique du non-lieu, à l’image du film précédent
de Jia Zhangke, The World (2004).5 Cependant, à la
différence de ce qui est en jeu dans The World, il ne s’agit
pas tant d’unilatéraliser un malaise existentiel que de cadrer le progrès en temps réel, c’est-à-dire de soutenir au présent
l’épreuve de cette destruction. Il y a dans cette mise en jeu filmique
quelque chose qui rappelle ce que Benjamin dit du caractère destructeur :
« Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais
pour l’amour du chemin qui les traverse. »6 Bien sûr,
ce n’est pas Jia qui est responsable de la destruction de Fengjie,
ville de plus de 2000 ans d’histoire qui sera engloutie sous les flots;
mais en s’attelant à la tâche de mettre sur pellicule un moment
aussi crucial de l’histoire chinoise, en s’attachant à la beauté
des gestes et des corps qui accomplissent la démolition et en fixant
le regard sur le seuil d’immobile qui insiste à la pointe du caractère-événement chai, Jia balaie les vains clichés qui nourrissent la volonté
de puissance nationale chinoise et rend hommage aux victimes anonymes
de ce projet pharaonique en leur offrant à la fois un reflet fidèle
de leur situation, et, dans l’exil annoncé, la possibilité d’une
rencontre. OVNI et réalisme Furtive et intempestive, l’apparition du spectre… – Derrida, Spectres de Marx À l’origine de plusieurs des questions posées dans ce travail, on trouve une séquence spécifique de Still Life. Un peu avant la moitié du film, un événement étrange, on pourrait peut-être même dire un événement « pur », se produit : un OVNI, à l’improviste, traverse le ciel, laissant sur son passage les personnages – et les spectateurs – immobiles et sans mot, en état de voyance. Pendant quelques secondes, le monde est en suspens : moment spectral, « moment qui n’appartient plus au temps » dira Derrida,7 alors que chaque chose apparaît dans une immobilité irréelle, à mi-chemin entre réalité et fiction, secrètement désajustée. L’incongruité
de cette apparition spectrale soulève de nombreuses questions. Elle
est d’autant plus surprenante que les films de Jia sont d’ordinaire
qualifiés de « réalistes », autant en raison de la teneur sociale
du propos que pour l’esthétique minimaliste et quasi-documentaire
qui les caractérisent. L’introduction de ce pur élément de fiction
dans le déroulement du film soulève des questions sur le sens du réalisme
dans les films de Jia. Le passage de l’OVNI, par exemple, ne semble
pas s’insérer tout à fait dans la logique d’expression symboliste
explicative qui prédomine dans le film. Au mieux, nous pourrions dire
que sur le plan diégétique, le passage de l’OVNI interpole le récit et marque la transition entre les deux histoires autour desquelles
s’articulent Still Life : celle de San Ming, un mineur venu
retrouvé sa femme après 16 ans de séparation, et celle de Zhao Tao,
qui après avoir été laissée deux ans sans nouvelles par son mari,
vient le retrouver sur le site de la construction du barrage pour lui
annoncer son intention de divorcer. Dans cette perspective, l’OVNI
tracerait donc, de l’extérieur pour ainsi dire, les limites narratives
de chacune de ces histoires, soulignant leur dimension proprement fictive.
Ce renvoi au point « transcendantal » d’où l’histoire est racontée
problématise directement le rapport entre réalité et fiction. D’une
manière qui reste encore obscure, le passage de l’OVNI semble s’identifier
au geste filmique de Jia. Il semble faire signe en direction d’un
hypothétique point de contact (ou de disjonction) entre la fiction
(le film) et le réel du cinéaste, quelque chose comme la pointe en
creux de son intervention filmique dans le monde. En d’autres mots,
nous pourrions dire : là où l’OVNI s’interpole, une « puissance
du faux » est à l’œuvre qui correspondrait de même à un mouvement
d’intercession – interpoler, c’est à la fois interrompre et imaginer,
intercaler et falsifier, introduire et travestir… ?? / ?? :
« écrire le vivant » ou la vie des images Il est caractéristique qu’on ne dise pas en chinois qu’une forme, une figure ou un signe ont une « signification », mais qu’ils ont une « intention » ? (yi): forme, figure et signes sont, par essence, des passages à l’acte. – Jean-François
Billeter, L’art chinois de l’écriture Jia Zhangke s’est
rendu sur le site de la construction du barrage des Trois gorges sur
l’invitation de son ami Liu Xiaodong, un célèbre peintre chinois
qui a participé de près à l’essor de la 6ème génération8 et qui travaillait alors à une série de tableaux portant sur la vie
des travailleurs et des paysans forcés de quitter leur terre natale.
Une de ses œuvres produite à cette époque, « Trois Gorges », s’est
vendue en novembre 2006 à plus de 22 millions de Yuans (à peu près
2,6 millions de dollars à l’époque), ce qui constitue un record
pour une œuvre d’art contemporain chinoise. C’est dans ce contexte
que Jia Zhangke tournera simultanément deux films : Still Life,
une fiction, et un documentaire sur Liu Xiaodong intitulé Dong.
Les deux films ont été présentés à la Mostra de Venise 2006, Still Life remportant même le Lion d’or de
la compétition. À première vue, la grande proximité entre ces deux
œuvres offre une occasion privilégiée de réfléchir sur le rapport
complexe entre réalisme, documentaire et fiction. Lorsque juxtaposés,
ces deux films provoquent de fait un certain trouble chez le spectateur,
qui semble dû au brouillage entre réalité et fiction qui s’opère
dans le passage entre ces deux œuvres. Mais avant d’aborder
ce problème, il faut d’abord se pencher sur une question qu’on
peut difficilement éviter de poser compte tenu du titre même du film,
à savoir le rapport entre réalisme cinématographique et « nature
morte » (en anglais, « still life ») en tant que style pictural. À
l’origine, Still Life devait effectivement s’appeler ?? (jing wu), qui signifie « nature morte » en mandarin, avant que
le titre chinois ne devienne ???? (san xia hao ren), littéralement
« les bonnes gens des Trois gorges ». En mandarin, l’expression complète
pour traduire « nature morte » est ???? (jing wu xie sheng), où xie
sheng, qui signifie littéralement « écrire le vivant », suggère
un style de peinture réaliste qui prend le monde extérieur pour modèle.
En anglais, xie sheng peut se traduire par « painting from life »,
qui est d’ailleurs le titre d’un ouvrage consacré à l’œuvre
de Liu Xiaodong;9 en français, xie sheng peut être
traduit par « peindre ou croquer d’après nature », ou encore, « peindre
sur le motif », expression qui fait référence à un type de peinture
réalisé en plein-air, hors de l’atelier (« painting from life »
réfère également à ce type de peinture). L’expression xie sheng s’oppose à un procédé classique de la peinture chinoise
appelé ?? (xie yi), littéralement « écrire d’intention ou d’idée »,
qui met l’accent sur le rapport subjectif de l’artiste avec l’objet
dépeint, suggérant que celui-ci n’est jamais complètement objectivable.10 De toute évidence, Jia Zhangke et Liu Xiaodong partagent le même désir
de dépeindre la situation chinoise contemporaine au plus près de ses
transformations, peignant et filmant in situ, « d’après la
vie ». Il est intéressant
dans ce contexte d’étudier plus attentivement la démarche artistique
de Liu Xiaodong telle qu’elle nous est présentée dans Dong.
Son désir de saisir le réel dans le vif l’a amené à développer
une technique picturale très particulière :
Dans sa série
de peintures réalisées dans les Trois gorges, Liu Xiaodong s’est
consacré à saisir la beauté naturelle des corps nus des ouvriers
sculptés par le labeur. Pour ce faire, il les réunit dans un espace
restreint, autour d’un matelas. Il y étale sa toile à quelques pas,
directement sur le sol, et « s’isole » sur le motif. Les corps (se)
posent, immobiles, tandis que Liu s’affaire avec vigueur, « se verse »
sur la toile, transmetteur-transcripteur de la puissance concentrée
de ces corps assemblés et composés en une nature morte – peut-être
vaudrait-il mieux dire : une « vie suspendue ». Dans la description de
son geste pictural, Liu Xiaodong porte une attention toute particulière
à l’organisation de son activité corporelle propre (plus tard dans Dong, on le voit d’ailleurs en train de faire une sorte de gong fu ). C’est « tout de lui » qui est mis en jeu dans le processus
de transcription énergétique, d’une manière qui semble s’inscrire
à mi-chemin entre le xie sheng et le xie yi, donnant
une profondeur inédite à son « réalisme » pictural. Il semble en
effet qu’il faille également comprendre son sens de la forme et sa
manière de lui donner corps en relation à la tradition calligraphique
chinoise, qui a toujours accordé une importance primordiale à l’intégration
corporelle du geste d’écriture-peinture. Dans la tradition calligraphique
chinoise, c’est le corps entier qui saisit et intériorise la figure,
pour ensuite la manifester spontanément :
Cette description
des « figures d’intention » et de leur rapport au corps du calligraphe
reste au plus près du processus vital par lequel une image est corporellement
dynamisée. La contraction vitale de Liu Xiaodong produit un espace
pictural saturé d’une vitalité propre, qui se concentre dans des
figures qui agiront en profondeur jusque dans les films de Jia, sur
un mode qui participe peut-être de ce que Benjamin appelait une Dialektik im Stillstand, une dialectique à l’arrêt, où les
images se tiennent sur le seuil entre mouvement et immobilité,
dans une pause chargée de tension.12 En dernière analyse,
la seule manière d’appréhender dans toute sa complexité le geste
filmique de Jia implique d’entrer plus avant dans ce que, à mi-chemin
entre la tradition calligraphique et picturale chinoise et la dialectique
de l’image benjaminienne, ont pourrait définir comme la question
de l’imprégnation imaginale. Ou encore : la puissance éthico-politique
du geste filmique de Jia doit être ultimement conçue sur un plan que,
à la suite de Warburg et Agamben, nous appellerons la vie des
images. Bill Viola en donne un magnifique aperçu, lorsqu’il souligne
simplement comment « les images vivent en nous… nous sommes des databases vivants d’images (…) et une fois que les images sont
entrées en nous, elles ne cessent plus de croître et de se transformer. »13 Dong,
le réel de Still Life? La force vitale
du corps nu des ouvriers célébrée par Liu Xiaodong constitue un motif
central de Dong, mais également de Still Life. Dans son
excellente entrevue avec Jia Zhangke intitulée « Jia Zhangke : Peintre
pour caméra politique », Stéphane Mas souligne que « ce que dit Liu
Xiaodong sur les corps de ces ouvriers, cette beauté, cette force,
se retrouve sur la pellicule de Still Life », ajoutant que « le
travail du temps sur les corps est partout présent, surtout dans Still Life ».14 De fait, Dong et Still Life sont intimement liés et leur juxtaposition donne lieu à un enchevêtrement
complexe entre réalité et fiction. Par exemple, dans la fiction Still Life, Marc, un jeune homme fantasque avec qui San Ming s’est
lié d’amitié, meurt écrasé sous un mur de brique.15 Dans Dong, le documentaire, on assiste au retour d’un cadavre
d’ouvrier au sein de sa famille; là encore, San Ming est présent.
Cette scène prolonge d’une manière extrêmement perturbante la mort
fictive d’un des personnages de Still Life. San Ming, dont
c’est le nom véritable, apparaît à la fois comme personnage témoin
de la mort fictive d’un ami et simple témoin de la mort d’un collègue
de travail. Un autre élément,
moins dramatique, brouille subtilement la ligne qui sépare le documentaire
et la fiction : le fait de voir San Ming, qui est l’un des principaux
protagonistes de Still Life, poser en tant que « simple » travailleur
anonyme pour une toile de Liu Xiaodong. L’immobilité « irréelle »
et figurale de celui qu’on avait découvert comme protagoniste cinématographique,
et par extension, son image dépeinte ainsi que celle de ses co-travailleurs,
s’interpolent rétroactivement dans l’imagerie de Still Life,
créant une sorte de dédoublement de la perspective qui révèle là
encore un aspect essentiel de la complexité du geste filmique de Jia.
Picturalement parlant, quelque chose de plus-que-réel semble venir
crever l’écran, un complexe d’images vivantes, une contraction
imaginale qui fait entrer la réalité et la fiction dans une zone d’indiscernabilité. Il est difficile
de conceptualiser avec précision la teneur du malaise que ce brouillage
entre réalité et fiction engendre chez le spectateur. Comme si
l’effet de plénitude de la fiction se décomposait au contact rugueux
du documentaire.16 Serait-ce donc cela, un peu de temps à
l’état pur? On pourrait formuler l’hypothèse suivante : ce que
nous avons appelé « le plan de la vie des images » implique un « temps
chronique », un chronos saisi en rupture essentielle avec le
temps chronologique, qui donne lieu à l’émergence de ce que Deleuze
appellerait peut-être « une pointe de présent désactualisée ».17 Sur cette ligne d’émergence imaginale, le défi propre de ce travail
se préciserait donc : il s’agirait de dégager la signification à
la fois cinématographique et éthico-politique de cette production
d’un présent désactualisé dans Still Life; c’est dans
cette optique que le concept d’interpolation trouverait son éclairage
propre. L’interpolation comme production de pointes de présent désactualisé?
Cette puissance d’arrêt à l’œuvre dans Still Life, que
nous avons vu jusqu’à présent se manifester à la frontière du
réel et de l’imaginaire, du documentaire et de la fiction, il faut
désormais, semble-t-il, la poursuivre sur le seuil du temps et de l’histoire. Le paradoxe
temporel de Still Life Still Life est une œuvre profondément paradoxale. D’une part, tout y est en
mouvement : la construction du barrage des Trois gorges donne lieu à
un immense flux migratoire alors que des milliers de résidents voient
leur ville, et, par le fait même, une partie de leur vie, progressivement
engloutie sous les flots. Ce déplacement forcé illustre l’irrésistible
développement économique de la Chine dont Jia n’a eu cesse de décrire
les effets sur les moins nantis, en s’attardant ici au sort des « bonnes
gens des Trois gorges » selon le titre donné au film en mandarin. Sur le plan cinématographique
aussi, tout ne semble être que mouvement : mais c’est un mouvement
fluide et tout en lenteur, sinueux et méditatif, qui se fond à l’écoulement
régulier des flots du majestueux Yangzi, comme le suggère le magnifique
plan-séquence sur lequel s’ouvre Still Life. Le film reprend
d’ailleurs pour son compte plusieurs éléments fondamentaux de la
peinture chinoise classique, rivière, montagne et brume (notons qu’en
mandarin, paysage se dit ?? (shanshui), « montagne-eau »).
Et cette brume omniprésente dans la vallée des Trois Gorges, brume
qui adoucit le contour des montagnes et embellit le paysage, elle est
d’ailleurs considérée traditionnellement en Chine comme favorisant
la fécondité des échanges et la fluidité des communications. Dans
le Yi-Jing par exemple, la figure 58, ? (dui), « échanger », est obtenue
par la double répétition du trigramme « brume » (de plus, si on ajoute
le radical « parole » à dui, on obtient ? (shuo), qui signifie « parler »).
Jia Zhangke, qui a étudié les Beaux-arts et la peinture classique
avant de se consacrer au cinéma, décrit son usage de nombreuses vues
panoramiques dans Still Life comme un « geste [qui] reprend les
rouleaux de la peinture classique que l’on déroulait comme cela dans
l’espace. »18 Jia ajoutera également que « si [il a] choisi
le cinéma, c’est parce qu’il permet de montrer le temps qui passe. »19 Entre les temporalités humaine et naturelle ainsi juxtaposées, Still Life montre une vie qui, malgré tout, irréversiblement,
suit son cours. En ce sens, Still Life constitue effectivement
une « nature morte », laquelle, selon Deleuze, consisterait en une image
pure et directe du temps – « les nature mortes comme pure forme du
temps ».20 Et pourtant : de
manière peut-être moins évidente, mais tout aussi prégnante, Still Life est également chargé d’une puissance d’arrêt.
En anglais et en allemand, on dirait respectivement « standstill » et
« Stillstand », deux expressions qui suggèrent que quelque chose se résiste et tient lieu, dans une sorte d’interruption verticalisante
et néanmoins immanente – dans Still Life, quelque chose fait
con-sistance.21 Sur un plan macropolitique d’abord, Still Life, à l’image des autres œuvres de Jia Zhangke et plus
généralement, du meilleur cinéma de la 6ème génération,
s’interpole dans le flux mass-médiatique chinois, court-circuitant
les représentations molarisantes et aseptisées qui inondent et formatent
l’espace public chinois et participent d’une entreprise de marketing
national sur la scène mondiale. Mais ce premier niveau d’analyse
reste vain et risque fort de se laisser prendre au jeu d’une simple
critique des représentations, s’il n’est pas d’autre part soutenu
par une exploration patiente de la micropolitique de Jia, de sa manière
subtile d’entrer dans l’intimité imaginale des formes-de-vie pour
y révéler des plans de consistance. C’est sur le plan moléculaire
et imaginal qu’il faut chercher la puissance d’arrêt de Still
Life et la singularité du geste filmique de Jia. Croire et temps La critique du capitalisme contemporain, en tant qu’hégémonie de la subsistance et négation de l’existence, doit poser la question de la consistance, et, en tant que telle, de la croyance qui s’y constitue, c’est-à-dire, qui y consiste. – Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit I. la décadence des démocraties industrielles Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. – Gilles Deleuze, L’image-temps La construction
du barrage hydroélectrique des Trois gorges constitue un symbole majeur
de la modernité chinoise; on pourrait même dire que d’une certaine
façon, en lui se résume les principaux épisodes historiques du 20ème siècle chinois. L’idée fut lancée dès 1919 par Sun Yat-Sen, le
fondateur de la république de Chine, et sera reprise au moment de l’accession
du parti communiste au pouvoir en 1949. Le projet vise à la fois le
contrôle des crues meurtrières du Yangzi, l’amélioration des conditions
de navigation et, bien sûr, la production d’électricité. Plusieurs
études de faisabilité ont été réalisées au fil des années, mais
en raison des turbulences politiques qui ont affectées la Chine, ce
n’est qu’en 1979, au sortir de la Révolution culturelle, que le
site exact de la construction du barrage a été confirmé. En 1989,
Li Peng et Jiang Zemin, forçant tous les obstacles, firent adopter
le projet des Trois Gorges (notons par ailleurs que le fils de Li Peng
est un des principaux actionnaires du projet). Le projet fut voté à
l'Assemblée nationale chinoise le 3 avril 1992 et le début de la construction
commença un an plus tard, soit en 1993.22 Still Life souligne la dimension historique du projet des Trois Gorges en présentant
par exemple des archives télévisuelles qui montrent Mao Zedong et
Deng Xiaoping; ou encore, dans une autre séquence, un individu s’adressant
au responsable de la construction d’un pont reliant les deux rives
du Yangzi s’exclamera : « Le Yangzi est dompté. Vous avez réalisé
le rêve de Mao ». Still Life nous rappelle donc que le projet de barrage des Trois Gorges s’inscrit
dans la longue durée. Mais au-delà de l’aspect historique, le film
s’interroge essentiellement sur l’événement même du barrage,
son caractère inouï. Bien sûr, le barrage est là, présent, trop
présent. Mais paradoxalement, le simple fait qu’il soit indéniablement là ne suffit pas à assurer que nous lui soyons contemporains.
Parce que la co-présence à l’événement n’est jamais simplement
chronologique : sinon quoi, on ne pourrait pas dire que quelque chose
(d’in-croyable) nous arrive. Chez Deleuze,
ce problème ouvre sur la question centrale du « croire au monde ».
Croire pour Deleuze, ce n’est pas croire à quelque chose, c’est-à-dire
croire au sens de prendre pour vrai quelque chose de représenté; il
s’agit plutôt d’un croire dans lequel il en va du monde, un croire
par lequel s’effectue un devenir, un croire qui assure l’étanchéité
d’un devenir-ligne – le croire comme plongée et assomption d’une
forme de rapport au temps. À partir de cette conception immanentiste
du croire, Deleuze court-circuite l’opposition directe entre réel
et fiction et affirme une fonction de fabulation où la fiction se présente
comme puissance et non comme modèle. La fonction de fabulation ainsi
définie est immédiatement politique :
C’est dans la
mesure où il se constitue comme puissance de fabulation que Deleuze
pourra dire du cinéma qu’il « devient un discours indirect libre
opérant dans la réalité. »24 Le croire engagé dans une
puissance de fabulation opère dans la réalité – il œuvre,
concrétise, effectue. S’il y a une politique chez Deleuze, il faut
la chercher à la pointe du croire et de la fabulation, du devenir-ligne
et de l’intercession, du devenir-imperceptible et de la production
d’énoncés collectifs, dans un va-et-vient complexe entre effectuation
et contre-effectuation. Le geste d’intercession
qui se déploie dans Still Life ne constitue rien de moins qu’une
tentative pour se hausser à la hauteur de l’événement de la construction
du barrage des Trois Gorges. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre
l’introduction d’éléments fantastiques dans la trame narrative
de Still Life : un OVNI qui traverse le ciel, un édifice à l’architecture
surréelle qui soudainement décolle comme une fusée, des personnages
issus d’une époque révolue qui consultent leur téléphone cellulaire
et jouent à des jeux vidéos; autant d’éléments imaginaires qui
problématisent le rapport au réel et révèlent la nécessité de
sa mise en fiction, sur le mode de la fabulation. Pour justifier le
côté surréaliste de Still Life, Jia soulignera simplement
qu’en Chine, « il se passe des choses incroyables sans arrêt. (…) On
a parfois du mal à croire ce que l’on voit ».25 Filmant
« d’après la vie », Jia dépasse le strict réalisme pour atteindre
au point de fusion fabulatoire du réel, filmant non seulement le monde,
mais notre croyance en ce monde. Ce faisant, il offre une sorte de point
d’appui fictionnel et collectif pour les biographies personnelles
des victimes de l’édification du barrage, lesquelles, faute d’intégrer
leur décalage avec cet événement plus grand que nature, risquent
de ne pas être en mesure de résister à l’entreprise de démolition
et d’être, elles aussi, emportées par les flots d’un temps fatalement
distendu. Passage : le
chas du ? (chai) Elle passe, la figure, la manière d’être de ce monde. – Paul, Lettre
aux Corinthiens Still Life nous amène au milieu des ruines d’une ville en disparition, prenant
comme fil directeur le travail de sape des ouvriers. « La première
fois que j’ai vu la destruction de ces bâtiments, dit Jia Zhangke,
j’ai vraiment ressenti que cela signifiait la fin de quelque chose,
mais aussi le début d’une nouvelle ère. »26 Plusieurs
séquences du film reflètent différents aspects de cette mise sous
tension historique entre présent, passé et futur. À un certain moment
par exemple, on voit un groupe d’archéologues qui s’affaire à
rescaper quelques vestiges du passé. Le rapport au passé est également
au premier plan dans la rencontre entre San Ming et Marc, le jeune imitateur
du célèbre Chow Yun Fat qui mourra un peu plus tard dans le film.
San Ming raconte à Marc qu’il veut renouer avec la femme qu’il
avait acheté il y a déjà 16 ans. L’objet de sa quête implique
une certaine fidélité au passé – « on n’oublie pas ce que l’on
est », dira-t-il – qui contraste avec les manières du jeune Marc,
qui se veut aussi moderne que possible et dit vivre dans un « monde
d’aventuriers ». À un certain moment, les deux échangent leur numéro
de cellulaire. La sonnerie de San Ming joue « Longue vie aux braves
gens ». Lorsqu’il l’entend, Marc s’exclame : « à Fengjie, il n’y
en a plus [de braves gens] depuis longtemps! » Notons que c’est cette
même expression, ?? (hao ren), « braves gens », que
l’on retrouve dans le titre du film en mandarin, accentuant ainsi
sa dimension historique. La séquence se poursuivra sur la musique de
la sonnerie de Marc, qui semble avoir été composée expressément
pour décrire l’état de la situation dans la vallée des Trois gorges :
« Flot impétueux / flot en torrent / sans cesse les eaux du fleuve
roulent à l’infini / le fleuve a surgi dans notre vie / et emporté
tous nos chagrins ». Au son de la musique, la caméra se tourne vers
un écran télé qui montrera une séquence d’images, qui commence
avec une femme en pleurs et se poursuit avec un bateau qui navigue sur
le fleuve. Cette magnifique transition filmique, tout en douceur, se
conclura avec le passage de l’OVNI. Nous reviendrons dans la dernière
section de ce travail sur le rapport entre histoire et biographie des
braves gens, au moment de traiter du temps de la rencontre. La situation des
ouvriers migrants affectés à la démolition de Fengjie est
dure, très dure. « Tous ces ouvriers sont plus ou moins au chômage,
nous dit Jia, tous sont plus ou moins sans domicile fixe, avec ce perpétuel
mouvement d’un endroit à l’autre, ce sentiment d’exil permanent. »27 Dans le cadre général du développement économique chinois, ils occupent
une position cruciale, et ce n’est pas par hasard que Jia en a fait
son sujet de prédilection. Ce sont les grands sacrifiés du développement
économique chinois, à la fois indispensables et surnuméraires. Une
scène particulièrement percutante de Still Life résume leur
condition : pendant que des ouvriers martèlent, torse nu, les restes
d’un édifice écroulé, une équipe d’individus habillés de combinaisons
protectrices traverse les ruines et procède à l’épandage de pesticide
pour préparer ce qui deviendra bientôt le fond marin du fleuve. Une
musique étrange et futuriste souligne l’incongruité du moment, tandis
que sur un mur encore debout, tient une affiche sur laquelle on peut
lire : « Donnez-vous corps et âmes ». Le temps presse, l’avenir est
sur le point d’arriver, aurait-on envie de dire; mais de toute évidence,
cet avenir ne sera pas celui de ces ouvriers, qui auront déjà tout
donné. Solidaire en cela
du sort des ouvriers, toute la puissance imaginale de Still Life se concentre au politique présent, à la fine pointe du processus
de démolition. Au milieu des ruines de Fengjie, Jia capte des forces
qui se révèlent irréductibles à la fable creuse du progrès économique
et de la puissance nationale qui sature le mediascape chinois
et prive la classe ouvrière d’une représentation adéquate de sa
condition. L’enjeu ultime du geste d’intercession de Jia, c’est
de traduire en images la puissance de destruction mobilisée dans la
vallée des Trois Gorges, de manière à en dégager un devenir et de
la configurer comme passage. Mais comment s’y prend-il? Quiconque a voyagé
en Chine ces dernières années sait qu’un trait essentiel de son
actualité se résume dans une figure omniprésente qui constitue un
véritable seuil entre l’ancien et le nouveau, le passé et le futur : ?, chai, qui signifie « démolition », caractère que l’on retrouve
sur tout bâtiment destiné à être détruit. Pour comprendre de quelle
puissance ce caractère est investi et dans quelle mesure il préfigure
déjà en lui-même l’idée d’un passage, il peut être intéressant
de s’attarder quelque peu au statut mythologique particulier accordé
à l’écriture chinoise, par l’entremise de l’idée de ? wen. Étymologiquement, ce caractère pictographique signifie « croisement
des traits ». De lui relève toute forme ornementale à base de lignes
tracées, tatouages, bigarrures, motifs, des nervures de la pierre aux
rayures du zèbre; par extension, il en vient à signifier « culture »,
« écriture » et renvoie au fait littéraire au sens le plus large du
terme. Dès l’origine, les wen instaurent une intelligibilité du réel : selon la légende, ils trouvent
en effet leur origine chez un personnage mythique qui, regardant vers
le ciel, arrive à lire des constellations et qui, de même, regardant
vers le sol, déchiffre des signes cohérents dans les traces laissées
par des animaux. Selon la calligraphe Yolaine Escande,
Dans l’optique
calligraphique du wen, on pourrait dire que le geste d’intercession
de Jia consiste à intégrer le dynamisme latent de la figure du chai et à actualiser sa lisibilité propre, au cœur du chaos engendré
par la destruction accélérée de Fengjie. Cette lisibilité est provisoire
et ponctuelle, comme le passage de la figure de ce monde en disparition.
N’y a-t-il pas un parallèle étonnant entre cette idée d’une lisibilité
ponctuelle du réel dans l’optique du wen et l’idée d’un
surgissement fugitif de l’image historique dans la tradition messianico-benjaminienne?
Quoiqu’il en soit, comme plusieurs autres artistes chinois contemporains,
Jia nous invite à passer tout entier dans le chas du chai – il n’y a de contemporanéité en Chine qu’à ce prix. Discutant de la
poésie chinoise classique, Qin Haiying souligne comment « certains
vers se présentent comme des juxtapositions d’images (…) où chaque
mot devient, comme ce que dit Barthes de Mallarmé, une « station »,
capable de rayonner dans tous sens. »29 Cette puissance parataxique
potentielle du caractère chinois éclaire le statut particulier du chai de Still Life. Chai se présente comme paradigme
de l’interpolation imaginale en laquelle réside la puissance d’arrêt
de Still Life. Car malgré le caractère apparemment continu
du geste d’intercession, le passage n’est pas lisse : il implique
une interruption imaginale, l’introduction « d’un intervalle qui
dure dans le moment lui-même »30 – une interpolation. Still Life di-stille un peu de temps à l’état pur, à
la pointe de la figure du chai. Si la figure du chai configure réellement une possibilité de passage, ce n’est que dans la mesure où elle s’établit comme contretemps imaginal qui transfigure l’actualité de la destruction et l’inscrit dans un temps chronique, non-chronologique – une pointe de présent désactualisé. Il n’y a passage que parce qu’il y a, d’une manière ou d’une autre, arrêt « par » image, arrêt « sur » image. Le présent de Still Life est un présent monté en images; et le lieu des passages qu’il configure, c’est peut-être finalement ce que le Foucault de La pensée du dehors a un jour appelé, décrivant le seuil du dehors et de la fiction, « l’intermédiaire neutre » ou « interstice des images ».31
Conclusion :
la Chine au temps de l’après-mutation L’instant représente les fourches caudines sous lesquelles le destin passe pour s’incliner devant lui. Transformer la menace de l’avenir en maintenant accompli, ce miracle télépathique seul digne d’être souhaité, telle est l’œuvre de la présence d’esprit vivante et incarnée. – Walter Benjamin, Sens unique Dans une entrevue réalisée par Agnès Gaudu, Jia s’interroge directement sur son rapport à la contemporanéité chinoise et à l’incroyable mutation que son pays a connu depuis le début des réformes économiques, sur fond de « l’actualité » du barrage :
Ce qui est particulièrement remarquable dans cet extrait, c’est que Jia rompt systématiquement avec un certain récit de la transition économique et sa promesse de progrès infini. Il souligne le décalage croissant entre le progrès économico-technologique et l’ouverture politique de son pays, un décalage qui n’appartient certainement pas seulement à la Chine et que Bernard Stiegler définit pour sa part comme un « processus tendanciel de détemporalisation », dans le sens où « la société se désajuste du système technique, et ce désajustement est déjà par soi une perte du temps ».33 Dans les mots de Jia, qui seront ceux retenus pour former le titre de l’entretien, cela se traduira par la déclaration suivante: « on n’a pas fini de digérer l’histoire récente ». Mais pour enclencher une « digestion de l’histoire », il faut nécessairement trouver son terme, qu’on chercherait en vain sur un plan purement chronologique. « Si l’idée d’un progrès de l’humanité est intenable, dit Kracauer, c’est principalement parce qu’elle est inséparable de l’idée de temps chronologique comme matrice d’un processus porteur de sens. »34 L’OVNI de Still Life symbolise, à sa manière, les limites de l’imaginaire progressiste. Les OVNI, c’est bien connu, n’apparaissent que dans le ciel vide du progrès, au moment où les constellations du passé ont perdu toute lisibilité. Ils matérialisent la flèche du temps homogène et linéaire qui fonce droit vers le futur : ils sont l’incarnation spectrale de l’utopie du progrès. Mais paradoxalement, leur apparition incurve la ligne du temps chronologique. Pour un instant, le cours du temps se suspend. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’OVNI ne se présente qu’au point où l’imaginaire progressiste dessine une courbe et expose sa propre limite.En affirmant que nous sommes dorénavant face à une Chine « d’après-mutation », Jia résiste à « l’informe tendance progressiste » (Benjamin) pour penser le présent en fonction d’une exigence d’achèvement politico-culturelle qui se communique à l’ensemble de son film. Still Life s’inscrit très exactement dans ce décalage entre le temps homogène et vide du progrès et l’exigence vitale d’interrompre le présent, ou plutôt, de donner forme à un présent qui n’est point passage mais dans lequel le temps a été suspendu et se tient en arrêt.35 Dans son étude sur la temporalité messianique, Agamben souligne comment
Pour être à
la hauteur de l’événement qui nous arrive, il faut parvenir à contrecarrer
la perte du temps – il faut, littéralement, se donner le temps.
Se donner le temps, c’est, pour San Ming ou pour Zhao Tao par exemple,
provoquer les rencontres qui vont permettre de régler les problèmes
du passé de sorte que chacun puisse conjuguer sa vie au présent. Au cœur de mon analyse de The World, on trouvait un diagnostic concernant ce que Debord appelle « l’organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre ».37 Dans Still Life au contraire, on trouve une véritable célébration de ce qu’en anglais on appelle le quality time, le temps qualifié de la rencontre. De manière fort significative, le film est découpé en quatre tableaux: tabac, alcool, thé et sucreries. Au temps de l’économie planifiée, ces denrées de luxe étaient réparties de façon égalitaire au sein de la population. Dans l’économie de Still Life, « elles sont, dira Jia, le signe de la persistance des relations sociales en Chine ».38 L’interpolation de ces intertitres dans le déroulement du film souligne efficacement le pouvoir instaurateur de relation de ces objets symboliques, lesquels signent, par leur échange, le temps ouvert et indéterminé de la rencontre. Notes Giorgio Agamben, Profanazioni, Nottetempo, Roma, 2005, p.77. (Ma traduction). Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Seuil, Paris, 2002, p. 67. Étymologiquement, interpolation signifie « interruption ». Dans une exégèse complexe du rapport entre potentialité et multitude dans la pensée politique de Dante, Agamben soulignera que « dans la tradition averroïste, [interpolation] coïncide avec l’imagination. » Pour plus de détails, voir « L’opera dell’uomo » in La potenza del pensiero, Neri Pozza, Vicenza, 2005, p.375. À titre indicatif, il est intéressant de souligner que parlant de Benjamin, Adorno dira que « pour lui, l’imagination philosophique, c’est la capacité « d’interpoler dans le plus petit détail » ». Cité in Gérard Raulet, Le caratère destructeur, Aubier, 1997, p. 89. D’autre part, dans Cos’è il contemporaneo? (Nottetempo, Roma, 2008), Agamben soutiendra que le contemporain divise et interpole le temps. C’est dans cette tradition que nous situons notre usage du concept d’interpolation. Pour plus de détails sur le « geste paradigmatique », voir le chapitre “Qu’est-ce qu’un paradigme?” in Giorgio Agamben, Signatura rerum, Bollati Boringhieri, Turin, 2008. Voir mon analyse intitulée « La scène comme enfermement dans The World de Jia Zhangke », CinémaS, Vol.20 N.2-3, Université de Montréal, 2010. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993, p.17. Il a par exemple tourné dans le film The Days (1993) de Wang Xiaoshuai et il s’est occupé de la direction artistique pour le film Beijing Bastards (1993) de Zhang Yuan. Weiwei, Ai, Liu Xiaodong, Liu Xiaodong : Painting from Life, Timezone 8, Hong Kong, 2008. Dans les deux cas, étrangement, les Chinois préfèrent dire du peintre lettré qu’il « écrit ». Pourquoi? Selon Zheng Wuchang, auteur d’une Histoire complète de la peinture chinoise (Zhongguo Huaxue Quanshi, Shuhua Chubanshe, Shanghai, 1985), « les lettrés méprisent le terme de « peindre » qui a quelque chose d’artisanal et qui fait penser à une reproduction formelle des choses. » Qin Haiying résume ainsi les propos de Zheng in Segalen et la Chine. Écriture intertextuelle et transculturelle, L’harmattan, Paris, 2003, p.138 Dans Le nu impossible, François Jullien offre également quelques éléments de réponse: « Si l’on aime à dire du peintre lettré qu’il écrit, c’est pour signifier que ce qu’il figure – bambou, rocher ou personnage – n’est jamais coupé d’un vouloir dire; et que la forme qu’il trace, même quand elle est empruntée au monde, reste investie par sa subjectivité. » François Jullien, Le nu impossible, Seuil, Paris, 2005, p.91. Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, Skira et Seuil, Paris, 2001, p.185. Pour une analyse éclairante de cette conception dialectique de l’image qui remonte jusqu’aux « dynamogrammes » et aux « formules de pathos » de Aby Warburg, voir Giorgio Agamben, Ninfe, Bollati Boringhieri, Turin, 2007. Cité par Giorgio Agamben in Ninfe, p. 10. Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », HYPERLINK http://www.peauneuve.net/article.php3?id_article=171 (consulté le 30 août 2010). Les circonstances entourant sa mort restent mystérieuses, mais quelques séquences du film nous laissent croire que Marc, qui n’était pas un ouvrier, a été victime d’un règlement de compte entre bandes rivales liées aux entreprises de démolition. Dans La fable cinématographique, Rancière note que le documentaire a la possibilité de présenter une « vie sans raison », emblématique de l’art esthétique, qu’il oppose à l’action vraisemblable caractéristique de l’art représentatif et son exigence mimétique. « Le privilège du film dit documentaire est que, n’étant pas obligé de produire le sentiment de réel, il peut traiter ce réel comme problème et expérimenter plus librement les jeux variables de l’action et de la vie, de la signifiance et de l’in-signifiance. » Jacques Rancière, la fable cinématographique, Seuil, Paris, 2001, p.26. Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », HYPERLINK http://www.peauneuve.net/article.php3?id_article=171, consulté le 30 août 2010. Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », HYPERLINK http://www.peauneuve.net/article.php3?id_article=171, consulté le 30 août 2010. Gilles Deleuze, Cinéma II: l’image-temps, p.357. Deleuze discute de la nature morte en rapport à Ozu en particulier, lequel a beaucoup influencé Hou Hsiao-Hsien, qui constitue l’une des sources d’inspiration cinématographique principale de Jia Zhangke. L’expression « se résister » constitue l’une des pierres angulaires de la pensée de Santiago Lopez Petit. Voir Horror Vacui : la travesia de la noche del siglo, éditions Siglo veintiuno, Madrid, 1996 (version française à paraître sous peu aux éditions L’harmattan). Chez Lopez Petit, cette expression désigne un mode de résistance en pure immanence qui s’exprime dans la formule « se résister au pouvoir sans rien espérer » (p.75), ou sous la forme injonctive : « Sois plusieurs, mais un seul avec tout ce qui SE résiste. » (p.101) Pour Lopez Petit, « la forme réflexive du verbe « résister » permet d’intérioriser l’action d’opposition. Elle permet également de la reconduire au corps. » (Entretien privé avec l’auteur). Suivant ces indications, on pourrait parler d’un « se constituer résistant », de manière à mettre en relief le problème de la mise en consistance et son rapport à la résistance (résister vient du latin resistere, où l’on trouve sistere, « s’arrêter »), ce qui en revient finalement à poser la question de la stance ou de ce qui (se) tient. Voir à ce sujet le court texte introductif de Pascal David dans Martin Heidegger, Grammaire et étymologie du mot « être », Seuil, Paris, 2005, p.14-15. Notons par ailleurs que le « se résister » de Lopez Petit entre en résonance avec le pasearse de Spinoza, qui explique cette expression en disant que le verbe réflexif actif « est l’expression d’une cause immanente, c’est-à-dire d’une action où l’agent et le patient sont une seule et même personne. » Voir Giorgio Agamben, « L’immanence absolue », dans Gilles Deleuze, Une vie philosophique, Synthélabo, Paris, 1998, p.182. Pour plus de détails, voir Philippe Savoie, « Impact durable du barrage des Trois Gorges sur le développement durable de la Chine », Revue VertigO, UQAM, Vol. 4 N.3, décembre 2003. Gilles Deleuze, Cinéma II: l’image-temps, p. 289-290. Gilles Deleuze, Cinéma II: l’image-temps, p.202. Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », HYPERLINK http://www.peauneuve.net/article.php3?id_article=171 (consulté le 30 août 2010). Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », Stéphane Mas, « Jia Zhangke : peintre pour caméra politique », HYPERLINK http://www.peauneuve.net/article.php3?id_article=171 (consulté le 30 août 2010). Qin Haiying, Segalen et la Chine. Écriture intertextuelle et transculturelle, p.23 Gilles Deleuze, Cinéma II: L’image temps, p.202. Michel Foucault, « La pensée du dehors », in Dits et écrits I, Gallimard, Paris, 2001, p. 552. Agnès Gaudu, « On n’a pas encore digéré l’histoire récente », Courrier international, Hebdo N. 862, 10 mai 2007. Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit. I. La décadence des démocraties industrielles, Galilée, Paris, 2004, p. 71. Cité in Laurent Olivier, « Le sombre abîme du temps », Seuil, Paris, 2008, p, 147. Walter Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p.440. (citation légèrement modifiée). Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Rivages, Paris, 2000, p. 113. Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, (1967) 1992), p.206 Agnès Gaudu, « « On n’a pas encore digéré l’histoire récente », Courrier international, Hebdo N. 862, 10 mai 2007. |
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